Libération – livres :11.3.2010
Sigmund Freud et le point Anna G.
Critique
Découverte decahiers inédits : une jeune Suisse raconte sa cure avec le père de lapsychanalyse au faîte de sa gloire.
Par GENEVIÈVEDELAISI DE PARSEVAL psychanalyste
Vider unemaison familiale réserve souvent des surprises. La mère d’Anna Koellreuter -psychanalyste à Zurich et éditeur de cet ouvrage - téléphona un jour de 1988 àsa fille pour lui dire qu’elle avait découvert deux cahiers étonnants : lejournal qu’avait tenu sa propre mère, Anna G., grand-mère d’Anna Koellreuter,rédigé pendant le temps de son analyse avec Freud (avril-juillet 1921), ainsique l’original d’une lettre du professeur qui en précisait les conditions(durée, fréquence des séances, honoraires). Anna G. était une jeune psychiatresuisse, 27 ans en 1921, qui vivait depuis sept ans une relationambivalente avec son fiancé et hésitait à l’épouser à l’automne suivant, endépit d’une forte pression de sa famille qui voyait en lui le gendre idéal.Selon Freud, on le verra, elle était victime d’une incapacité pathologique àprendre cette décision en raison d’un conflit œdipien non résolu. C’est dansces circonstances qu’Anna G. avait parlé de son problème au pasteur Pfister,ami de Freud qui lui donna une introduction auprès du professeur. Celui-ci, âgéalors de 65 ans, était au faîte de sa gloire, le cancer ne l’avait pasencore atteint (ce qui a fait dire à certains commentateurs que c’est pourcette raison qu’il se montrait bien plus disert en séance - sa mâchoire ne lefaisant pas encore souffrir - qu’il ne le fût plus tard…).
Dilemme. Voilàdonc notre Anna qui décide de «faire un break» (pour parler «moderne», maisl’histoire elle-même est très moderne) et s’installe dans une pension à Viennependant ces quelques mois d’analyse intensive : une heure quotidienne saufjours fériés et anniversaire de Freud, le 6 mai ! Vingt ans après lamort de sa grand-mère (qu’elle a bien connue mais qui ne lui a que peu parlé deson analyse avec Freud), l’analyste Anna Koellreuter fut confrontée à undilemme : que faire de ce texte, compte tenu de nombreuses questionsdélicates, dont les réactions de sa famille, de ses proprespatients etc. ? Fort heureusement, elle décida finalement de lepublier après avoir envoyé ces journaux, pour avis, à des historiens de lapsychanalyse, la plupart psychanalystes eux-mêmes (dont l’analyste suisse AndréHaynal, bien connu en France).
Ce livre,paru en Allemagne en 2009, a eu un retentissement considérable ; une versionscénique a même été jouée à Zurich, ce qui n’a pas été sans troubler sapetite-fille, Anna Koellreuter, entendant la «voix» de sa grand-mère parlant àFreud (espérons qu’un metteur en scène français adapte ce texte dont il fautpréciser l’extraordinaire qualité de traduction de Jean-Claude Capèle). Pour nepas faire durer un suspense insupportable, il faut savoir qu’Anna G. n’épousapas son fiancé, mais tomba amoureuse d’un sculpteur suisse revu à Paris
(«Ellerejoindra son sculpteur dont elle peut espérer qu’il contribuera à ladestruction de ses imagos infantiles et que, tel un Pygmalion, il fera d’elleun objet d’amour idéal», écrit un contributeur, August Ruhs in«Je bats un enfant» p. 321), ami retrouvé pendant une escapade au cours deson analyse, peut-être lors d’un week-end car Freud ne travaillait pas le lundide Pentecôte, à moins que ce ne soit à l’occasion de l’anniversaire de Freud,un «pont» de mai ? Dans les rêves d’Anna G. en tout cas, les notesindiquées «Fr» semblent renvoyer aussi bien à France qu’à Freud… Le couplevécut heureux pendant cinquante ans dans la maison de Zurich où fut trouvé lejournal et ils eurent quatre enfants. Une vie réussie, semble-t-il. Une énigmedemeura pour Anna Koellreuter : pourquoi sa grand-mère, psychiatre, n’est-ellepas devenue psychanalyste ?
L’autre Anna. Biendes aspects de la création de la métapsychologie et de la pratique de Freudsont éclairés par ce livre exceptionnel. Dont, par exemple, le thème des«femmes sur le divan de Freud» ; Anna G. était en effet en analyse en mêmetemps qu’une autre Anna, la propre fille de Freud, ce qui sans doute n’étaitpas anodin au plan du contre-transfert de l’analyste. Anna G., jeune femmebrillante, menait une vie très libre, était entourée d’hommes qui voulaient l’épouser,à la différence d’Anna Freud pour laquelle Freud cherchait plutôt un maripossible, par exemple un de ses analysants, Ernst Blum, d’après Ulrike May(dans «Freud travaillait autrement. Remarques sur le journal de l’analysed’Anna G.», p. 283). A ce même thème, on peut ajouter le fait que,toujours dans cette année 1921, Freud avait également en analyse la fameusejeune fille homosexuelle dont il a relaté le cas dans un article intitulé«Sur la psychogenèse d’un cas d’homosexualité féminine». Or, il se trouve qu’undes commentateurs du journal d’Anna G., August Ruhs, s’est entretenu en 1988avec cette dame, âgée alors de 98 ans, qui se souvenait parfaitement deson analyse… et de son analyste dont elle disait qu’il était un vieil hommesans intérêt qui lui asséna un jour : «Quand je vous montre lesmotions les plus profondes de votre psychisme, pour vous c’est comme si je vouslisais un article de journal», échanges plutôt vifs repris d’ailleurs parFreud lui-même dans son propre article.
Temps donné. Nombred’anecdotes vécues par les uns et les autres font apparaître une originalité dece journal par rapport aux autres récits d’analysants de Freud : S.Blanton, H.D. Doolittle (1), A. Kardiner, M. Pohlen. Il ne s’agit en effetni d’un hommage à Freud ni d’une hagiographie. C’est un récit de ce qu’onappellerait plutôt maintenant une psychothérapie analytique, c’est-à-dire d’untraitement destiné à résoudre un problème précis dans un temps donné.Traitement qui a été excellemment conduit jusqu’à une fin satisfaisante pourl’analysante comme pour l’analyste. On regrettera les maladresses de l’éditeurfrançais qui aurait été bien inspiré de garder le titre allemand, plus juste etvivant : «Comment se comporte-t-il au juste ce Pr Freud ?»(Wie benimmt sich der Prof. Freud eigentlich ?). Il manque aussiau lecteur de ne rien savoir des analystes allemands et suisses qui ontapporté des contributions remarquables à ce journal.
(1) Pourl’amour de Freud, de Hilda Doolittle, est réédité par les éditions Des femmes/AntoinetteFouque, avec une préface d’Elisabeth Roudinesco (en librairie le 18 mars).